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De « L’Art de la joie » à Vivian Sassen : les coups de cœur de Letizia Le Fur

À travers chacune de ses séries, Letizia Le Fur nous plonge dans une nature sublimée, entre rêve et réalité. Récompensée par de multiples prix, exposée autant en France comme à l’international, la photographe explore notre relation au monde et au vivant, toujours guidée par une quête de beauté, même face aux déséquilibres. À la veille de son départ pour Arles, où elle intervenait lors d’une conférence sur le métier de photographe, nous avons saisi au vol ses inspirations du moment.

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FT Letizia le Fur autoportrait

Depuis l’enfance, la mythologie grecque habite Letizia Le Fur comme un langage originel. C’est peut-être ce lien ancien qui l’a menée vers la peinture, puis la photographie, pour tenter de représenter le monde à travers le prisme de l’imaginaire. Dans ses séries, elle convoque une nature puissante, souveraine, parfois hostile, toujours plus forte que l’homme. Rien de décoratif ici : la nature est un personnage à part entière, qui écrase ou fascine, et dont les formes saturées de couleur interrogent notre regard, nos fantasmes, notre rapport à l’image. En saturant les teintes ou en les effaçant, comme dans sa série « Décolorisation », elle parle autant de l’environnement que d’effacement culturel ou identitaire. Nourri par la mythologie, son travail dérive vers une fiction critique, où l’étrangeté visuelle sert de révélateur. Aujourd’hui, elle poursuit cette recherche avec « Monstres », une série sur les espèces invasives, et prépare « Jardin d’Empire », une réflexion photographique sur les traces végétales du colonialisme dans les jardins botaniques européens.

Musique : « Forever Dolphin Love »

J’écoute souvent de la musique en travaillant. Depuis 2011, le premier album du groupe Connan Mockasin, « Forever dolphin love », m’accompagne de façon très récurrente sans que jamais je ne me sois lassée d’un seul de ses morceaux. C’est bizarre, doux, dissonant parfois, exactement ce qu’il me faut pour que mon esprit glisse ailleurs. Il a ce truc un peu amphibien, aquatique, comme si tout flottait. Cet album m’aide souvent à faire apparaître des formes que je n’avais pas prévues. De manière générale, ce groupe originaire de Nouvelle-Zélande me fascine totalement : leur musique ne vieillit pas, elle est inclassable. D’un album à l’autre, ils arrivent à créer des sonorités très différentes. Et j’y trouve un écho à la diversité de mon travail photographique.

Littérature : « L’Art de la Joie » et « Alors nous irons trouver la beauté ailleurs »

Je lis, en ce moment, « L’ Art de la joie » de Goliarda Sapienza, c’est un roman immense, un cri de liberté, d’intelligence, d’instinct. C’est Guilou Le Gruiec, l’ancienne directrice de la galerie Vu, dont le regard sur l’art compte énormément pour moi, qui me l’a conseillé. Ce fut une révélation pour elle, et je comprends totalement pourquoi : il y a une telle liberté dans le personnage de ce livre. Et en parallèle, j’ai commencé le dernier livre de Corinne Morel Darleux « Alors nous irons trouver la beauté ailleurs », très engagé, très beau aussi. J’ai toujours placé la beauté au cœur de mon travail. Il y a encore quelques années, parler de beauté dans l’art contemporain, c’était presque vulgaire. Je crois pourtant beaucoup à sa vertu dans l’art, dans la société... La beauté nous permet de supporter le reste. Tout comme Goliarda Sapienza, Corinne Morel Darleux parle de désobéissance, de réinvention, de puissance féminine, d’écologie intérieure. C’est étrange, ces deux livres se répondent, presque comme deux voix d’un même récit, et ça me nourrit à la fois pour penser mon rapport au monde et pour imaginer des monstres végétaux, « Les Monstres » étant le titre de ma prochaine série.

Peinture : les toiles d’Aneta Kajzer

Et justement, en parlant de monstres, j’ai découvert dernièrement les peintures de la Polonaise Aneta Kajzer, et j’ai été tout de suite adoré. Il y a là-dedans une forme de monstruosité joyeuse, de débordement des formes, de liberté dans la couleur… C’est vivant, bizarre, et ça me rassure de voir que d’autres artistes cherchent eux aussi à faire surgir du trouble. J’adore sa pratique : en très peu de gestes, elle parvient à mélanger l’intuition et la précision.

Cinéma : « Les Garçons sauvages »

Le film « Les Garçons sauvages » de Bertrand Mandico me divise et j’aime bien ça… Je ne sais jamais si je l’aime ou si je le fuis. Ce film raconte le sauvetage, par un marin, de jeunes garçons à qui il arrive un tas d’aventures. Comme dans beaucoup de films de Bertrand Mandico, c’est excessif, troublant, parfois dérangeant, mais il y a quelque chose d’incontrôlé qui me plaît beaucoup. J’adore le côté artisanal de ses films : aucun effet spécial, tout est bricolage, un peu à la Méliès. J’ai la même démarche dans mon travail photographique, à l’étape de la postproduction : lente et sans filet. L’inverse de ce qui se fait de nos jours, de ce que fabrique l’intelligence artificielle, c’est-à-dire des images lisses. J’aime le côté imparfait du travail artistique. Enfin, sa façon de filmer la nature comme une entité sensuelle, et même sexuelle, qui déborde de partout, c’est quelque chose que je reconnais dans ce que j’essaie de faire, en photo. La nature que je montre est explicitement sexualisée, même si j’essaie de le faire avec légèreté.

Cinéma : « Pacifiction »

« Pacifiction » de l’Espagnol Albert Serra, avec Benoît Magimel, me touche également profondément. Le film se passe à Tahiti. Cette ambiance léthargique, ce flottement, qu’on peut ressentir là-bas, cette lumière saturée, cette menace sourde… Le film raconte la fin d’un monde (colonial), sans jamais appuyer, mais tout est là. Il fait écho à ma série intitulée « Décolorisation » qui se passe aussi à Tahiti, mais en inversé : lui pousse la couleur à fond, moi je l’avais retirée. On manipule tous les deux l’image pour faire ressurgir ce qui se cache derrière.

Art contemporain : Vivian Sassen, Agnès Goeffray, Noémie Goudal et Valérie Belin

Quatre artistes m’accompagnent également en creux, très différemment, mais avec des résonances fortes : Viviane Sassen, Agnès Geoffray, Noémie Goudal et Valérie Belin qui fut ma professeur aux Beaux-Arts de Tours. Toutes ces femmes ont ce point commun, cette même préoccupation, de faire faire un pas de côté à la réalité. Ce que je retrouve aussi dans mon travail. Chez la première, j’admire la liberté de composition, la manière de tordre les corps, les couleurs, les ombres pour créer des images qui débordent de joie étrange, de liberté visuelle. Chez Agnès Geoffray, c’est l’inverse : tout est suspendu, silencieux, tendu. Ses images ont une douceur grave, elles disent la violence sans la montrer, comme si quelque chose avait été retenu juste avant l’impact. L’une m’apprend à oser, l’autre à contenir, à laisser affleurer. Ce double mouvement, entre tension et débordement, me guide beaucoup dans mes propres recherches visuelles. Chez Noémie Goudal, j’aime la façon dont elle imagine des décors à partir de paysages, de jouer entre le vrai et le faux. Chez elle, la nature devient un théâtre un peu fragile et artificiel. Enfin, j’ai toujours été fascinée par la manière dont Valérie Belin créé une confusion entre l’inerte et le vivant, entre le corps et l’objet. Ses images ont quelque chose de spectral, de dérangeant parfois, qui fait écho à mes propres recherches : comment une image peut-elle à la fois séduire et déstabiliser ? J’aime cette ambivalence, cette tension entre ce qui est montré et ce qui échappe.

Land art : Agnès Dénes et son champ de blé

Je pourrais aussi citer l’artiste hongroise Agnès Dénes, pionnière de l’écoféminisme, dont j’admire la radicalité tranquille. Elle s’empare des questions écologiques avec beaucoup de joie et de beauté justement. Planter un champ de blé au pied des tours jumelles à Manhattan, au pied des Twin Towers et de Wall Street, dans les années 80, il fallait le faire. Un geste symbolique pour dénoncer la faim dans le monde et les méfaits du capitalisme. Elle parle du monde comme d’un organisme vivant qu’on peut soigner, perturber, questionner. Elle me rappelle que l’art peut proposer des gestes simples, mais chargés, politiques sans slogan. Ça me parle beaucoup.

Balade : les jardins d’ouvriers

Les jardins d’ouvriers me touchent particulièrement. J’y retrouve une beauté sans prétention, bricolée, spontanée. Ce sont des lieux d’invention modeste, d’intimité avec le vivant. Ils disent quelque chose d’un rapport au monde plus doux, plus humble, plus sensoriel. J’y vois une forme de résistance silencieuse, thème que je souhaite développer dans un prochain projet intitulé « Jardins d’empire ». Ces espaces cultivés à la main, façonnés avec soin et débrouillardise, nourrissent mon regard de photographe autant que mon imaginaire.

 

Où voir les photos de Letizia Le Fur cet été ?

1/ À Rennes, au Frac Bretagne, dans l’exposition collective « Invisibles »

2/ Dans le Sud-Ouest, à Mérignac, à la Vieille-Église et dans le parc du Vivier, dans l’exposition personnelle « Mythologies » et « Décolorisation » (jusqu’au 27 juillet)

3/ À Bordeaux, à la galerie Arrêt sur images, dans l’exposition personnelle « Le Crépuscule des lieux » (jusqu’au 27 juillet)

4/ À Bergerac, au Centre d’art de la photographie de Bergerac

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