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Natalie Dessay : « Le plus difficile, c’est de s’y mettre chaque jour »

De l’opéra à Broadway, Natalie Dessay a fait du changement une force et de la scène un terrain d’audace. Dans cet entretien, elle raconte ce que signifie « avoir du courage », le thème de l'édition 2025 de We Are French Touch au Palais Brongniart, quand on se réinvente et qu’on suit obstinément son désir. Une conversation lumineuse avec une artiste indocile.

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FT nathalie dessay

Figure majeure de l’opéra français, Natalie Dessay est de celles dont la voix a marqué une génération. Soprano au parcours fulgurant, passée de la « Reine de la Nuit » aux grandes héroïnes du répertoire, elle a opéré ces dernières années un virage audacieux : quitter le lyrique pour explorer le théâtre, la comédie musicale, et une autre manière d’être sur scène. Elle triomphe actuellement dans « Gypsy » de Jules Styne où elle partage la scène avec sa fille Neïma Naouri (au Théâtre de Caen jusqu’au 31/12). À l’occasion d’un entretien pour La French Touch, elle revient sur ce mot à la fois intime et universel, le courage, qui traverse sa vie d’artiste autant que ses choix personnels.

La French Touch : Quand vous pensez au mot « courage », quel est la première image ou le premier souvenir qui vous vient ?

Natalie Dessay : Étrangement, je repense tout de suite à mon problème de cordes vocales. J’ai été opérée deux fois en 2002, puis en 2004. Avant comme après ces opérations, il m’est arrivé de monter sur scène sans savoir ce que j’avais, en voyant bien que ça ne fonctionnait pas comme habituellement. Je ne sais pas si c’était du courage… mais c’était pénible, oui.

FT : À vos débuts, qu'est-ce qui vous demandait le plus de courage ?

ND : Le trac. Ça a toujours été un véritable cauchemar pour moi, et ça m’a beaucoup gâché la vie.

FT : Vous en avez fait un moteur ? Un adversaire ? Un compagnon ?

ND : Non. Je n’ai pas réussi. Le trac me diminue, m'enlève mon plaisir, me rabougrit, me rétrécit.

FT : Y a-t-il un rôle qui représente pour vous un sommet de courage interprétatif ?

ND : Pas vraiment. C’est le travail au quotidien qui demande du courage : long, répétitif, fastidieux. J'aime cette préparation, mais c’est un effort sur des années. Monter sur scène, une fois qu'on est prêt, c’est presque le plus facile.

FT : C'est une course de fond.

ND : Oui. Le plus difficile, c'est de s'y mettre chaque jour, d’être patient pour que la technique s’installe et devienne une seconde nature, jusqu’à ne plus se demander « comment faire ? ».

FT : Le courage de l’entraînement donc.

ND : Exactement, l’endurance de l’entrainement.

FT : Dans votre carrière, avez-vous senti que certaines audaces artistiques demandaient, pour une femme, un courage particulier ?

ND : À l'opéra, les femmes sont très mises en avant et à l'honneur. Certes, leurs histoires finissent souvent mal. Catherine Clément l’avait bien montré dans son livre « L’Opéra ou la défaite des femmes », mais socialement, le statut de la chanteuse est très valorisé, parfois même davantage que celui des hommes.

FT : Qu'avez-vous appris de ces héroïnes, tragiques ou courageuses ?

ND : Je réalise que j’ai beaucoup chanté d’opéras du XIXe siècle, et la vision de la femme, par tous ces hommes et librettistes, y est souvent la même : ou folles, ou naïves… Elles ne s'en sortent jamais bien.

FT : Peu d’entre elles brisent le schéma ?

ND : Très peu. Tosca, femme forte, finit par se suicider. Dans « La Traviata » elle tente de s’en sortir, mais son passé la rattrape. Même Alcina… Les héroïnes qui triomphent sont rares.

FT : Et des rôles écrits par des femmes ?

ND : Il n'y en a pas au XIXe siècle… Même Carmen, femme libre, est punie de l’être.

FT : Le public peut-il donner du courage, ou en retirer ?

ND : Pour moi, non, le public n'intervient pas là-dedans.

FT : Le courage, c’est aussi la métamorphose : changer de voix, quitter l'opéra, explorer le théâtre et la comédie musicale… Comment prépare-t-on une telle décision ?

ND : C’était clair pour moi dès mes vingt ans : à cinquante ans, j'arrêterais l'opéra pour faire du théâtre. J'ai eu trente ans pour m’y préparer. Ce que je n'avais pas anticipé, c'est que je ferais aussi de la comédie musicale. La comédie musicale américaine, celle de Broadway, me faisait rêver, mais elle n'existait presque pas en France. Il existait bien quelques exceptions, comme « Starmania », et de grandes productions comme « Notre-Dame de Paris » ou « Les Dix Commandements », mais dans un genre très spécifique. Ce qui m’attirait vraiment, c’était la comédie musicale américaine, absente, à l’époque, de la scène française.

FT : Un projet a-t-il marqué un véritable basculement courageux ?

ND : Interpréter Rose dans la comédie musicale de « Gypsy », l’an dernier, et Mrs. Lovett dans « Sweeney Todd ». Là, oui, c’était courageux : tout était en anglais, accent cockney compris. Pendant un an et demi, je n’ai pensé et fait que ça.

FT : Qu'est-ce qui fait le plus peur quand on repart presque de zéro ?

ND : La peur de ne pas y arriver. Et d'ailleurs, je n'y suis pas arrivée autant que je voudrais. Je suis au début d'une exploration. C’est étrange à dire quand on tient des premiers rôles, mais en comédie musicale, je suis une chanteuse débutante à qui l’on confie des rôles correspondant à mon âge. Donc, en théorie, je ne devrais plus être débutante.

FT : Avec l’expérience de la scène tout de même.

ND : Oui, ça compense. Mais pour le reste, j’apprends encore.

FT : Dans votre vie, quel nom a été synonyme de courage ?

ND : Martin Luther King. Une figure majeure du XXe siècle, au-delà de la question raciale. Une incarnation de l’égalité, des droits civiques, des droits humains.

FT : Et dans votre propre vie, comment cela résonne-t-il ?

ND : Ça ne s'incarne pas directement… mais ça m’inspire. C’est une figure pacifiste, et c’est essentiel pour moi.

FT : Y a-t-il un domaine artistique que vous rêvez encore d’explorer, et qui vous intimide ?

ND : La comédie musicale. Je l'explore, mais elle m’impressionne encore. Et le théâtre, évidemment.

FT : Avez-vous déjà eu peur de ne plus être à la hauteur ? Qu'est-ce qui vous a permis de dépasser cette peur ?

ND : En changeant de voie. Quand je ne me suis plus sentie à ma place à l’opéra, j’ai su qu’il fallait passer à autre chose. C’était un vrai courage… mais aussi une nécessité vitale. Et j’ai pu le faire parce que j’avais un mari qui continuait à travailler, à être chanteur d’opéra : j’ai pu me permettre de gagner beaucoup moins sans inquiétude. Changer de vie, c’est bien, mais il faut vivre.

FT : Et le plaisir, quand revient-il dans ces transformations ?

ND : Quand le progrès arrive, même minime. Quand, soudain, on réussit quelque chose d’impossible la veille, quand le corps comprend.

FT : Le courage évolue avec l'âge. Aujourd’hui, dans votre vie personnelle, où se loge-t-il ?

ND : Dans l’effort de s’améliorer. Et plus on vieillit, plus on se raidit, physiquement comme mentalement. Je travaille beaucoup mon corps. J’aimerais avoir le courage de travailler davantage mon mental, d’assouplir aussi cela.

FT : J’imagine que travailler avec votre fille vous aide.

ND : Oui. Je trouve cette génération extraordinaire. Pas seulement mes enfants : les 20-30 ans. Inventifs, créatifs, courageux. Ils arrivent dans un monde d'une dureté incroyable, d'une telle âpreté, avec moins d'espoir sur une société meilleure que nous n’en avions. Et malgré tout, ils avancent, ouverts, tenaces. Je les admire énormément.

FT : Que souhaiteriez-vous transmettre aux jeunes artistes femmes. Par exemple, sur la façon de tenir leur place sans s'excuser.

ND : Elles n'ont pas besoin de moi, et c’est formidable. Elles savent qu’elles peuvent tout oser. La seule règle, c’est de suivre son désir.

FT : Une dernière question, quelle audace personnelle vous reste-t-il à accomplir ?

ND : Apprendre à chanter la comédie musicale.

FT : Le moment est propice en France, où l’on voit fleurir de plus en plus de comédies musicales portées par des interprètes issus du lyrique, comme, actuellement, « Les Demoiselles de Rochefort »...

ND : Oui, mais on n'y est pas encore tout à fait.

FT : C'est quoi, « le truc » ?

ND : Travailler. On ne s'improvise pas chanteuse de comédie musicale quand on vient du lyrique. Ça prend du temps. Mais la jeune génération apprend les deux en même temps : pour eux, aucun problème.

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