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Au Jeu de Paume, l’IA dans tous ses états

À l’occasion de l’exposition « Le Monde selon l’IA », l’institution parisienne propose une immersion dans une nouvelle dimension de l’art contemporain : quand l’intelligence artificielle devient terrain d’expérimentation. La quarantaine d’artistes exposés se prêtent au jeu, mobilisant modèles, espaces latents et écritures génératives. Visite guidée.

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3 Gwenola Wagon Chronique Du Soleil Noir 2023

Gwenola Wagon_chronique du soleil noir 2023

 

Jusqu’au 21 septembre, le Jeu de Paume présente « Le Monde selon l’IA », première exposition collective de cette envergure, réunissant quarante artistes de la scène française et internationale - parmi lesquels Julian Charrière, Christian Marclay ou Trevor Paglen – avec une cinquantaine d’œuvres réalisées depuis le milieu des années 2010. Le visiteur y est entraîné comme dans un jeu de piste : d’une œuvre à l’autre, à travers les expériences artistiques et les interrogations qu’elles suscitent, l’intelligence artificielle se révèle, pour le meilleur et pour le pire. Loin de toute fascination technophile, comme de son envers technophobe, l’exposition propose une analyse fine de la manière dont l’IA façonne notre rapport à l’image, aux autres, à la société. C’est aussi une critique libre, portée par des artistes qui, loin de se laisser dominer par la puissance de l’outil, s’en emparent pour en jouer, déjouer ses failles, et nous aider, en tant qu’utilisateurs, à mieux esquisser les contours de ce monde nouveau. Guidés par le commissaire de l’exposition, l’universitaire Antonio Somaini, nous avons assisté à la visite inaugurale du parcours. En voici les quatre temps forts.

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1/ Préambule

« « Le Monde selon l’IA » réunit des œuvres d’artistes qui, au cours des dix dernières années, ont réagi de multiples façons à la présence croissante de l’intelligence artificielle dans toutes les strates de la société, de la culture et de l’économie, en mobilisant différentes stratégies et divers médiums. L’exposition rassemble près de quarante artistes - dont dix Français- pour une cinquantaine d’œuvres, dont dix sont présentées pour la première fois. « Le Monde selon l’IA » constitue ainsi la première grande exposition collective consacrée à l’intelligence artificielle depuis 2022, année-charnière marquée par le lancement de ChatGPT et des modèles text-to-image comme MidJourney, qui inaugurent une nouvelle typologie d’IA dite « générative », capable de produire textes, images fixes ou en mouvement. »

 

2/ Cartographier l’IA

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Kate Crawford & Vladan Joler, Calculating Empires 2023

« La science est matière ! Dans cette première partie de l’exposition, nous avons souhaité mettre en lumière cette dimension matérielle — voire géologique — des technologies numériques, en particulier celle de l’intelligence artificielle à travers son impact environnemental. Car il ne s’agit en rien de technologies dématérialisées, contrairement à ce que laisse croire la métaphore du « cloud ». Ces systèmes consomment d’immenses quantités d’énergie et de ressources naturelles.

Cette œuvre, intitulée « Anatomy of an AI System », est un diagramme spatial réalisé en 2018 par la chercheuse australienne Kate Crawford et le chercheur et artiste serbe Vladan Joler. Il s’agit d’une cartographie de l’intelligence artificielle, qui met en lumière le vaste réseau d’extraction et d’exploitation de ressources matérielles, de travail humain et de données, nécessaires au fonctionnement de cette petite boîte noire exposée à côté : Alexa. Lancé par Amazon en 2016, Alexa est un système d’intelligence artificielle à commande vocale, présent dans de nombreux foyers américains. Elle peut donner la météo, mettre de la musique, allumer la lumière… « Anatomy of an AI System » met ainsi en contraste la simplicité apparente de l’objet avec la complexité d’une entité hétérogène, où se croisent théories, technologies et idéologies.
Un deuxième diagramme de Kate Crawford et Vladan Jolen est présenté dans l’exposition : « Calculating Empires » (2023). C’est une œuvre magistrale qui a nécessité quatre années de recherches. Il s’agit, cette fois, de retracer les techniques et systèmes de pensée qui ont donné naissance à l’intelligence artificielle, depuis la Renaissance et sur cinq siècles, et de comprendre comment elle s’est développée jusqu’à ses formes actuelles. L’œuvre s’étend sur des pans de murs entiers. Selon le duo d’artistes, l’IA générative puise ainsi sa source dans la perspective linéaire de la Renaissance - première mathématisation de l’espace - toute image numérique étant, rappellent-ils, composée de grilles de pixels définis par des coordonnées. Le diagramme fait aussi remonter aux origines de ChatGPT : l’invention de l’imprimerie et les premières formes de reproductibilité du texte. »

3/ IA générative et espaces latents

Egor Kraft Content Aware Studies 2019

FT Jeu De Paume Nouf Aljowaysir Man In Arab Costume 2020

Nouf Aljowaysir Man In Arab Costume 2020

Après une première partie consacrée à l’IA analytique, la deuxième section de l’exposition explore l’IA générative et la notion d’« espaces latents », des matrices de données, textes et images, encodées. Depuis le milieu des années 2010, plusieurs artistes contemporains, comme ceux présentés ici, se sont emparés de ces espaces pour projeter des futurs dystopiques, revisiter le passé ou construire des mémoires fictives. C’est le cas de l’artiste russe Egor Craft (né en 1986, installé à Saint-Pétersbourg), qui s’est intéressé à des fragments de sculptures antiques grecques. Dans « Content Aware Studies », il entraîne un modèle d’IA à partir de milliers de scans 3D de sculptures et de frises, afin de générer des éléments destinés à remplacer les parties manquantes. L’IA ne fait pas que restaurer des objets lacunaires : elle crée aussi des formes inédites, comme ces visages déformés, résultats d’une tentative d’imaginer un passé qui n’a jamais existé. Ce travail fait écho à une tradition des 18e et 19e siècles, celle des gravures d’estampes qui visaient à reconstituer la cité antique de Rome.

Justine Emard, quant à elle, mobilise l’IA dans sa projection vidéo « Hyperphantasia » : l’artiste française a entraîné un modèle sur des données issues de la grotte Chauvet pour générer de nouvelles variantes des dessins préhistoriques et esquisser une préhistoire alternative. Ces œuvres nous invitent à renouveler notre regard sur le mystère des origines de l’art. Enfin, l’artiste d’origine saoudienne Nouf AlJowayzir (née en 1993) s’intéresse aux limites de l’IA analytique face à la représentation des populations non occidentales. En effet, les modèles sont majoritairement nourris d’images occidentales, et révèlent des biais importants dans leur capacité à reconnaître ou restituer des figures historiques, comme celles des Bédouins ou d’autres peuples du Moyen-Orient.

 

4/ Écritures génératives

« Présentée pour la première fois en version française, l’œuvre « Rewrite » du poète canadien David Jhave Johnston, tout comme les autres pièces exposées dans cette salle et la suivante, interroge les modalités de collaboration littéraire entre l’humain et l’intelligence artificielle. Quelles sont les limites et les incidences de l’IA sur les pratiques d’écriture ? Jhave Johnston fait générer un texte par une IA, qu’il modifie ensuite en temps réel. Il qualifie ce processus de « sculpture du flot de l’IA », une manière de mettre en évidence l’intrusion de l’intelligence artificielle dans nos vies, et la nécessité de façonner cette matière nouvelle. L’IA apparaît ici comme un partenaire : un collaborateur de nos façons de penser, de vivre, d’écrire. Un complice de l’expression poétique.

Linda Dounia Rebeiz prolonge cette réflexion autour du langage et du mystère de l’écriture produite par l’IA. Celle-ci comprend toutes les langues, peut passer de l’une à l’autre, et semble même capable d’interpréter des langues qu’elle n’a jamais rencontrées. En tant qu’outil de traduction universelle, elle vient en quelque sorte réparer le traumatisme de la tour de Babel. Mais au fond, quelle langue parle-t-elle avec elle-même ? Dans son œuvre « Tongues », qui associe calligraphie traditionnelle et intelligence artificielle, Linda Dounia Rebeiz pose cette question du mystère : celui du langage propre à la machine. »

 

 

FR Jeu De Paume Gregory Chatonsky La Quatrième Mémoire 2025

FR Jeu De Paume Gregory Chatonsky La Quatrième Mémoire 2025

Plongée aux côtés de l’artiste dans un monde post-apocalyptique où seule l’IA aurait survécu.

« Cette installation constituée d’images, de vidéos et de sculptures générées par l’IA est un autoportrait de l’artiste que j’ai rêvé d’être, mais que je ne suis pas devenu au cours du XXe siècle. Pour ce faire, j’ai ainsi nourri plusieurs IA avec des documents personnels, mes photos, ma voix, mes textes... L’écran projette en continu une vidéo qui donne à voir tout ce que je n’ai pas vécu : toutes mes vies possibles. Ma vie en tant qu’homme, femme ou avec une autre couleur de peau... Les sons aussi sont générés artificiellement : c’est ma voix clonée que l’on entend, une voix proche de la mienne, mais pas tout à fait la même. Le personnage visible me ressemble un peu lui aussi, la machine imagine de multiples versions de moi-même qui semblent explorer des lieux incertains. J’ai voulu que cette œuvre pose la question de l’extinction du vivant. L’intelligence artificielle apparaît à un moment où la survie de notre espèce devient incertaine. À travers elle, j’interroge : qu’est-ce qu’une tombe quand il n’y a plus de témoins ? » »

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