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Au Centre Pompidou, l’exposition « Corps à Corps : Histoire de la photographie » interroge la question du regard qu’on porte à l’autre

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12 min

© Centre Pompidou, Janet Rodriguez-Garcia

© Centre Pompidou, Janet Rodriguez-Garcia

 

Le Centre Pompidou présente durant six mois une remarquable exposition de photos. Un dialogue inédit entre deux des plus grandes collections françaises autour de la question du corps et de la figure humaine. « Corps à Corps : Histoire (s) de la photographie » trace un itinéraire depuis le début du 20ème siècle jusqu’à nos jours jalonné des plus grands noms, Walker Evans, Cartier Bresson, Robert Frank, Saul Leiter, mais aussi de photographes moins connus… Une exposition qui sera à voir, ou revoir, lors de la prochaine édition de « We Are French Touch » qui se tiendra au Centre Pompidou le 21 novembre. Visite guidée par sa co-commissaire Julie Jones, conservatrice au Cabinet de la photographie du musée national d’art moderne – Centre Pompidou.

Portrait de Julie Jones © Didier Plowy

Portrait de Julie Jones © Didier Plowy

Affiche de l'exposition Corps à Corps

Affiche de l’exposition Corps à Corps

French Touch : Cette exposition croise deux collections de photographie. Pourriez-vous nous les présenter ?

Julie Jones : La collection du Musée National d’Art Moderne a commencé à se constituer à l’ouverture du Centre Pompidou. Elle comporte plus de 40 000 tirages et 60 000 négatifs et elle est inaliénable. C’est une collection publique donc les acquisitions se décident non pas sur des coups de cœur mais selon une connaissance de l’histoire de la photographie et de l’histoire de l’art et des choix objectifs. La collection de Marin Karmitz (fondateur de MK2 ndlr) comporte environ 1500 tirages acquis depuis le début des années 90. C’est une collection privée qui n’appartient donc qu’à lui et où il peut réagir selon ses coups de cœur et ses passions. C’est le reflet d’un seul homme alors que la collection du Centre Pompidou est la collection nationale. Ce dialogue entre privé et public n’avait jamais été fait. On a pu le faire d’abord grâce à cette complémentarité, mais aussi grâce à la personnalité de Marin Karmitz, qui est un acteur de la culture en France depuis tant d’années. Il fait figure d’exception par son investissement dans la culture française.

FT : Quelles sont les grandes particularités de cette collection privée ?

JJ : Ce qui répond aussi à « pourquoi Marin Karmitz ? » Parce que finalement il y a plein de collectionneurs privés de photographies en France, et des très bons. Il se trouve que la collection de Marin Karmitz est vraiment, et assez étonnamment, complémentaire de la nôtre dans le sens où il a collectionné plusieurs grandes figures de l’histoire de la photographie qui sont absentes de nos collections pour des raisons diverses et variées – souvent la plupart du temps financières. Par exemple, il a fait une donation au musée il y a un an et demi de sa collection de photographies de Stanislaw Witkiewicz, artiste polonais qui n’est présent dans aucune autre collection au monde. Sa collection détient aussi des grandes figures de l’histoire de la photographie américaine comme Lewis Hine et Gordon Parks qui sont aussi absentes de nos collections. C’est un devoir qu’on s’impose, au Centre Pompidou, de constituer des ensembles emblématiques de la carrière d’un photographe. Ce qu’un collectionneur privé n’a pas besoin de faire. Or c’est vrai que Marin Karmitz s’intéresse beaucoup à l’évolution de la carrière d’un photographe, donc on trouvait dans sa collection des ensembles intéressants et cohérents. Il a aussi un intérêt pour la photographie historique, avec des noms comme Cartier-Bresson ou Man Ray. Le Centre Pompidou détient la plus grande collection au monde de négatifs de Man Ray. Il se trouve qu’il détient des compléments, surtout en dessin ou en sculpture. Et puis sa grande obsession c’est évidemment le corps humain. S’il y a peut-être un fil rouge dans cette collection c’est cette obsession pour le corps humain. Quand on a réfléchi à cette exposition, cette question du corps est apparue de façon assez évidente. Cela m’a intéressé d’interroger les collections du musée sous ce prisme là parce que ça n’avait jamais été fait. Je trouvais qu’interroger aujourd’hui, en 2023, la question du corps représenté, et par là le regard qu’on porte à l’autre, cette question de la présence au monde et de notre altérité, était particulièrement d’actualité.

FT : Cette exposition nous emmène dans l'histoire de ce médium à travers l'exploration du corps et plus précisément par le biais d'un décryptage des différentes manières de regarder l'autre. Si l’on comprend bien que c'est notamment lié à la collection de Marin Karmitz, comment et pourquoi ce principe-là s'est imposé ?

JJ : C’est une exposition sur laquelle on travaille ensemble depuis longtemps. On était d’accord pour partir des œuvres, et non d’une idée. Partir d’une sorte de ping-pong visuel. Marin Karmitz me montrait sa collection de Witkiewicz et me disait « que répondez-vous à cela ? ». Et moi j’avais pensé à ces premières têtes de Constantin Brancusi faites la même année… A force de dialoguer ainsi, on s’est rendu compte que nous étions en train de dresser une histoire de la photographie. Mais surtout pas une histoire de la photographie fermée et chronologique ! Quand vous mettez deux collections exceptionnelles ensemble, vous vous attendez à une galerie de chefs-d’œuvre, ce qui a tendance à enfermer le propos et puis vous faites rarement une exposition pour plusieurs types de publics dans ces cas-là. L’idée était plutôt de construire une exposition la plus ouverte possible, avec évidemment des chefs-d’œuvre parce qu’il y en a, mais pas seulement, et essayer de ne pas avoir un discours dogmatique ou chronologique, avec des catégories bien définies, mais plutôt poser de différentes manières cette grande question qui est de savoir comment est-ce qu’on voit l’autre. J’ai choisi cette section qui, pour moi, était vraiment le reflet de nos conversations avec Marin Karmitz, et puis une manière d’interroger notre regard sur l’autre.

FT : Et soutenu par des cartels qui sont vraiment didactiques…

JJ : C’était aussi une volonté à la fois de sa part et de ma part. La question de la transmission est très importante pour Marin Karmitz, ne pas rester dans l’artifice ou dans l’anecdote. Au musée c’est un devoir institutionnel de transmettre de l’information à un plus grand nombre. Effectivement c’est une exposition qu’on peut voir de manières différentes : on peut juste se balader sans rien lire, et rencontrer ces visages. Si on a plus de temps il y a une sorte d’armada de cartels qui donne des indications biographiques sur l’artiste et sur les œuvres.

FT : L’exposition commence de façon assez dramatique par des séries de photos comme celles de Stanislav Witkiewicz ou cette série d’enfants miséreux de Lewis Hine. Qu’avez-vous souhaité exprimer dans cette première partie ?

JJ : Il y avait cette volonté d’introduire l’exposition par une section sur les premiers visages photographiés au début du 20e siècle. Ils sont novateurs à plus d’un titre et notamment pour leur usage du gros plan, comme le fait Stanislav Witkiewicz ou Constantin Brancusi. C’est extrêmement rare en photo à cette époque-là, ce n’est même pas encore pratiqué au cinéma. Ils partageaient aussi ce regard avant-gardiste sur le visage pris en gros plan. La série de Witkiewicz montre des photos mal cadrées où les visages sont découpés. On voit bien que ce qui intéresse le photographe n’est pas de faire un portrait parfait de son modèle, mais de rentrer à l’intérieur de celui-ci. Ça fait évidemment référence à toute une époque du 20ème siècle, à la psychanalyse, etc. Avec Brancusi c’est pareil : il photographie ses toutes premières sculptures, quand il n’est pas encore le Brancusi qu’on connaît. La sculpture est encore figurative et vous avez l’impression qu’elle émerge d’une sorte de masse brute et informe… A cette époque il est assez jeune, il passe son temps dans l’atelier de Rodin qui fonctionne de la même manière, avec cette idée de faire émerger la forme d’une matière brute. Lewis Hine lui est d’abord un photographe professionnel qui pratique la photo pour soutenir ses actions de défense du droit des enfants, du droit des migrants. Comme Witkiewicz, il va s’intéresser à une identité particulière. On voit que dans ses photographies se trouvent des sujets anonymes, misérables, pauvres, sans valeur pour la société de l’époque et dont les droits doivent être défendus. Il les photographie quasiment comme des stars de cinéma, avec des éclairages extrêmement léchés, dans une composition d’images qui les met en valeur, avec une sorte de respect total pour ce corps, celui de l’individu seul. Lewis Hine lance ainsi tout un courant qu’on va appeler la « tradition documentaire » qui compte aussi Paul Strand, par exemple, que l’on retrouve plus tard dans l’exposition.

FT : Vous parlez de « ping-pong visuel ». C’est-à-dire ?

JJ : L’idée était de faire dialoguer ces deux collections sur des dispositifs et des manières de photographier. Prenons la deuxième partie de l’exposition dédié à l’« Automatisme » et au photomaton qui est ce dispositif sans auteur et systématique avec une visée de contrôles administratifs et policiers. Dans nos collections, nous avons plein d’exemples de détournements de ce type de dispositif, à commencer par les Surréalistes, et Marin Karmitz lui détenait plusieurs œuvres de Christian Boltanski, notamment « 27 possibilités d’autoportraits » à différents âges de sa vie. Aussi, dans la partie « Fragment », un autre type de dialogue s’instaure autour de Henri Cartier-Bresson : vous voyez deux femmes faire l’amour sur un lit. C’est une photo très connue de Cartier-Bresson qui appartient à la collection de Marin Karmitz. Il se trouve que le Centre Pompidou en possède une aussi, moins connue et prise une ou deux secondes après. Les deux n’ont jamais ou ont rarement été réunies. L’idée n’était pas de contredire l’instant décisif de Cartier-Bresson, mais plutôt de les exposer ensemble et de réintroduire l’élément narratif dans ce cas pratique précis. Un peu plus loin dans le parcours, il y a la rencontre avec « l’inconnue de la Seine ». Nous avons la plus grande collection mondiale de Man Ray, en termes de négatifs, de planche-contacts, de tirages… Il se trouve que Marin Karmitz détient cette sculpture de Man Ray en bois représentant « l’inconnue de la scène ». Celle-ci fut réalisée au même moment que des illustrations pour la réédition du roman « Aurélien » d’Aragon lequel est un hommage à « l’inconnue de la Seine ». Donc on réunit, dans une même pièce, des créations de Man Ray autour de « l’inconnue de la Seine » datant de la même époque.

FT : Il y a aussi évidemment des absents, par exemple Cindy Sherman qui a beaucoup photographié les corps…

JJ : Le problème de cette exposition c’est qu’il n’y a que des absents et des absentes ! Qui n’a pas photographié un morceau de corps à un moment donné ? Qui n’en a pas fait son œuvre entière ? On a dû faire des choix. Il y a 120 artistes dans l’exposition, finalement ce n’est pas beaucoup. C’est pour cette raison aussi qu’on a voulu être très clair sur le fait que ce n’est pas une histoire fermée, ce sont des propositions d’histoires qui, je l’espère, vont générer chez les spectateurs d’autant plus de frustration qu’ils auront envie de compléter ces histoires.

FT : S’il fallait choisir un ou une photographe qui vous est chère dans ce parcours ?

JJ : Le Centre a fait l’acquisition il y a deux ans de cet ensemble de l’artiste américaine d’origine péruvienne Tarrah Krajnak exposée dans la partie « Fragment ». Cette artiste de 44 ans a été lauréate du prix Louis Roederer avec cette œuvre acquise par le Centre peu de temps après. Une œuvre qui est pour moi importante, à la fois contemporaine et classique. Elle opère un détournement d’une figure de l’histoire de la photo qu’est Edward Weston, l’un des grands pères de l’histoire de la photographie actuelle avec ses grandes photos de nus du début du 20e siècle. Tarrah Karjnak va les reproduire à travers une série d’autoportraits où l’on la voit, avec son corps typé et sa peau mate. On voit aussi qu’elle tient dans sa main cette poire qui lui permet de prendre le cliché. C’est une très belle proposition de commentaires sur l’histoire de la photographie : une reprise en main du féminin sur cette histoire de la photographie, mais qui est aussi un hommage à cette photographie classique puisqu’elle travaille en argentique, en tirant elle-même avec un soin extrême dans de petits formats… Toute une référence à l’histoire de la photographie et de l’histoire de l’art des années 70 associé à l’art de la performance et à l’art féministe. Une œuvre chargée et en même temps très simple.

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