Justice & Air : anatomie de deux tournées XXL
Lors d’une table ronde orchestrée par Corida, au programme de cette édition 2025 de We Are French Touch, les tourneurs de Justice et Air ont livré les dessous de leur deux méga-tournées. L’occasion de découvrir l’envers du décor et de comprendre pourquoi ces shows font figure de référence mondiale.
Comment produit-on, dans un monde musical bouleversé par les crises successives, deux des tournées françaises les plus ambitieuses et les plus saluées du moment ? Réunis autour de Corida, maison de production et organisateur de concerts, les artisans du live derrière Justice et Air ont partagé la mécanique intime de ces tournées XXL, les secrets de leur mise en scène et de leur logistique. À travers leurs concerts, les deux groupes incarnent deux manières radicalement différentes d’imaginer le live, mais avec la même ambition : inventer des expériences scéniques qui se réinventent à chaque album. Entre innovations radicales, paris financiers, ingénierie millimétrée et fidélité absolue à une vision artistique, la French Touch s’exporte massivement en refusant la standardisation.
L’international avant la France
Depuis leurs débuts, les deux groupes se sont imposés à l’étranger avant de conquérir la France. « On travaille avec Justice depuis 2007 et, dès le début, le groupe a été très fort à l’international », rappelle Christel Martinet, productrice déléguée chez Corida en charge de la tournée de Justice. « « We Are Your Friends » a explosé partout sur la planète ». Même constat pour Air : « Ils n’ont pas spécialement cartonné en France, plutôt à l’étranger en premier… plus de 90 % des ventes sont hors de France, disques et lives », explique Sofiene Bijaoui, alter ego chez Corida pour la tournée de Air. Les chiffres donnent le vertige : Justice a joué 108 dates dans 18 pays, Air 125 dates dans 36 pays, des États-Unis à l’Asie en passant par l’Océanie.
Deux visions du live
Les tournées sont pensées comme des expériences visuelles autant que musicales, mais dans deux directions opposées. Pour Justice : la surenchère expressive. « Le groupe a toujours voulu se singulariser au niveau du live, ils préfèrent mettre leur argent dans l’artistique », insiste Christel Martinet. Résultat : un show massif, organique, ultra-lumineux, avec une écriture visuelle qui a constamment « un poil d’avance » sur les autres. « On a sué, on a tremblé… mais on les a suivis, et ça nous a réussi », dit-elle. À l’inverse, Air revendique une sobriété raffinée. « Justice, c’est une salle de muscu… et nous, c’est une salle de yoga », résume Sofiene Bijaoui avec humour. Leur « boîte », scénographie immaculée inspirée d’un studio, masque presque toute la technique. Elle reproduit l’intimité d’un studio : pas de lumière directe, peu d’éléments visibles, un univers très graphique. Ce dépouillement est une contrainte autant qu’un choix : le duo joue en direct sur une multitude d’instruments originaux. « C’est comme dans un studio, avec tous les claviers disponibles, mais en coulisse », explique Bijaoui. « On a extériorisé tout le backline derrière la scène, comme si un studio complet jouait derrière le décor ». Les deux groupes partagent une particularité majeure : ils n’ont pas de « frontman ». Ils ne chantent pas, ne traversent pas la scène, n’occupent pas l’espace physiquement. Cela impose des scénographies très pensées. « Il faut créer une magie et du dynamisme, explique Bijaoui, pour deux groupes plutôt statiques ». D’où la nécessité, chez Justice, d’inventer des dispositifs lumineux inédits, et, chez Air, de créer une atmosphère enveloppante.

Gaspard Augé and Xavier de Rosnay of Justice perform at the Outdoor Theatre during the 2024 Coachella Valley Music and Arts Festival at Empire Polo Club on April 19, 2024 in Indio, California. (Photo by Arturo Holmes/Getty Images for Coachella)

Jean-Benoît Dunckel, Louis Delorme and Nicolas Godin of Air perform onstage during Wilderness Festival at Cornbury Park on August 01, 2025 in Charlbury, Oxfordshire. (Photo by Katja Ogrin/Redferns)
L’ingénierie logistique : une science de la précision
Pour jouer partout, il faut penser global. Justice, programmé dans les plus grands festivals du monde, ont adopté une stratégie inédite : « Il fallait créer deux kits : un décor aux États-Unis, un autre en Europe », détaille Emmanuel Mouton, directeur technique sur les deux tournées. Objectif : réduire le nombre d’allers-retours transatlantiques, éviter des coûts « colossaux », diminuer l’impact écologique. Pour Air, ce fut l’optimisation d’un seul kit conçu pour voyager principalement en bateau, quitte à adapter certaines dates lointaines. Car l’enjeu est colossal : « La logistique est plus onéreuse que la production elle-même », note Olivier Darbois, directeur général de Corida, rappelant que prévoir un camion supplémentaire peut coûter « 300 à 500 000 euros » sur une tournée internationale. Chaque élément de décor doit donc être conçu au centimètre près.
Innovations techniques et économie créative
Les choix technologiques sont pensés dès l’origine pour limiter les coûts sans dégrader l’expérience artistique. Pour Justice, les équipes ont développé un projecteur sur mesure, en 54 exemplaires. Un objet unique : « une tête motorisée lumière-vidéo-miroir, créée uniquement pour eux », explique Mouton. Leur décor a été aussi pensé comme un Lego géant : « On a transformé un objet artistique en chariot de transport pour réduire les volumes par deux », précise-t-il. Autre parti pris audacieux : utiliser de vieux écrans LED de 20 ans. « On n’avait pas besoin de haute définition, juste de couleurs… et ça nous permet de réduire les coûts, d’obtenir de meilleurs deals sur la durée », précise-t-il. Pour Air, la structure épurée cache un dispositif lourd : plafond blanc aluminium, modules vidéo, panneaux transparents. « Mais en déco, ils sont deux à monter ça », dit Mouton, preuve d’une optimisation millimétrée.
Financement : un pari partagé avec les artistes
Christel Martinet insiste : « Toutes les décisions sont prises avec les artistes, parce qu’ils sont coproducteurs des tournées ». Même logique côté Air : « Les choix artistiques et financiers sont faits en commun », confirme Darbois. S’il fallait résumer l’esprit Corida : « On privilégie la qualité plutôt que la quantité. On ne recopie jamais un show d’un artiste pour un autre », rappelle-t-il. Cette recherche d’unicité rend les projets coûteux, mais puissants. « Quand on appuie sur le bouton, ce sont des moments très fragiles psychologiquement », confie le président de Corida, conscient qu’une mauvaise décision peut faire exploser les budgets. Exportation rime aussi avec fiscalité. « La fiscalité américaine, c’est 30 % de taxes si on ne fait pas de dossier spécifique », alerte Emmanuel Mouton. S’y ajoute une double taxation : « revenus taxés aux États-Unis, et à nouveau en France ». La viabilité exige alors une expertise rare : « Quand vous exportez un artiste, vous avez autant de fiscalité que de pays visités ». À cela s’ajoutent, aux Etats-Unis post Covid, l’explosion des coûts de locations, un personnel très cher... Les équipes développent donc des réseaux sur la durée pour obtenir de meilleures conditions. « On travaille avec les mêmes personnes depuis longtemps », soulignent-ils.
Et enfin une reconnaissance mondiale
Les deux tournées ont reçu une presse anglo-saxonne exceptionnelle. « Ce qui est extrêmement rare pour des artistes non anglo-saxons », selon Olivier Darbois. Cette couverture a servi de levier : crédibilisation sur les festivals, accélération des ventes, élargissement du public. Au final, les tournées de Justice et Air témoignent de deux visions du live, mais d’une même philosophie : repousser les limites techniques et artistiques tout en maîtrisant une mécanique internationale d’une complexité extrême. Une ambition rare et un signe que la French Touch sait encore, et peut-être plus que jamais, penser grand et faire toujours primer l’artistique.
Justice en tournée
- Gaspar Augé et Xavier de Rosnay
- 108 dates en 18 mois
- 25 personnes sur la route
- 20 tonnes de matériel
- 6 allers-retours USA, 2 Amérique du Sud, 2 Asie
- Festivals majeurs : Coachella, Portola, Glastonbury, Primavera, Life is Beautiful
- Chiffre d’affaires total : 25 à 30 M€
- Deux kits scénographiques : 1 en Europe, 1 aux USA
- 12 tonnes accrochées au plafond montées en moins de 2h
Air en tournée
- Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel
- 125 dates dans 36 pays
- Scénographie « boîte » : 11 mètres de large
- 1 seul kit conçu pour les transports maritimes
- 15 à 16 M€ de chiffre d’affaires
- Performances dans des lieux emblématiques : Hollywood Bowl, Philharmonique de Los Angeles
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