Le live change d’ère
Concerts, festivals, expériences immersives, streams géants : le live déborde désormais des salles pour envahir nos écrans et nos villes. Face à un public plus engagé que jamais, ses acteurs doivent repenser formats, récits et modèles économiques. À travers cinq voix du secteur, cette table ronde, organisée lors de la cinquième édition de We Are French Touch, cartographie un écosystème en pleine accélération.
Alors que les frontières entre réel et virtuel n’ont jamais été aussi poreuses, que les contenus défilent en flux continu et que les plateformes dictent de nouveaux rythmes culturels, une question se pose : qu’est devenu le live ? À l’occasion de cette table ronde « L’aura du Live », cinq acteurs majeurs du spectacle et de la création ont livré leur définition, révélant un paysage vaste, hybride, en pleine mutation... Un passionnant débat animé par Malika Seguineau, directrice générale d’Ekhoscènes, syndicat national du spectacle vivant privé.
Comment le live se redéfinit : nouvelles formes, nouveaux usages
Le live est un territoire sans frontières. C’est ainsi que le décrit Matthias Leullier, directeur général adjoint de Live Nation France : « Le live entertainment, ça veut dire tout type de shows ». Pas seulement les concerts de Beyoncé, de The Blaze ou d’Aya Nakamura. « Nous produisons chaque année des milliers de concerts, mais aussi des défilés de mode, des compétitions d’e-sport… Tout ce qui sera un spectacle ». Du côté des lieux, la définition est tout aussi large. Pour Fabienne Moszer, directrice des relations extérieures de Paris Entertainment Company (Accor Arena, Bataclan, Adidas Arena), le live, c’est l’expérience brute, celle qu’aucun écran ne remplacera. Elle raconte le choc du Covid : « on a été les premiers à fermer toutes nos activités ». Puis le miracle de la reprise : « Le live a explosé. Aujourd’hui il y a des spectateurs pour tous types de spectacles ». Mais ce qui prime pour elle, c’est la nécessité de partage : « les gens ont besoin de vivre des émotions, d’être ensemble et de partager. » Pour Derek Barbolla, fondateur de Cercle, le live possède désormais deux visages : le moment vécu et le moment capté. « Le live, c’est d’abord le show sur place ». Mais chez Cercle, la moitié de la valeur se joue ensuite : « On transforme le concert en contenu : on le retransmet en live sur les réseaux sociaux, notamment sur YouTube, pour prolonger l’expérience. » Un concert vécu par 1 000 personnes peut ensuite être vu par des millions de gens : « nous venons d’atteindre le milliard de vues sur YouTube. » Le live devient alors un média à part entière.
Pour Tristan Desplechin, directeur de Banijay Live, la définition est plus sensible encore. Banijay veut sortir de la télévision pour créer des expériences in situ : cérémonies, défilés, installations immersives dans des lieux patrimoniaux. « Le live, c’est créer des souvenirs ensemble, des moments émotionnellement forts dont on va se rappeler. » Le live n’est pas seulement un programme : c’est un moment qui marque. Gregg Bywalski, directeur général de Webedia Creators, amène lui une perspective tournée vers le digital. Pour Webedia, la première définition du live, c’est « diffuser en live un contenu sur les plateformes digitales. » Twitch, notamment, « 1,5 milliard d’heures vues en 2024 en France », et bientôt plus de deux milliards. Mais quelque chose a changé : les communautés ne se contentent plus d’écrans. « Les communautés ont envie de vivre des expériences physiques ». Elles passent du stream à la rue, du chat à l’Arena, du virtuel au réel. L’exemple le plus frappant : un streamer s’est lancé en septembre dernier dans une marche entre Montpellier et Paris pour un événement caritatif. Résultat : « 19 millions d’heures vues sur Twitch, plus de 300 000 personnes qui l’ont suivi physiquement tout au long du parcours, et 250 000 personnes à l’arrivée. » Idem pour le GP Explorer (le Grand Prix Explorer, une course évènementielle de Formule 4 organisée par le vidéaste Squeezie) : « 200 000 personnes réunies au Mans, 1,5 million de viewers sur Twitch. » Les communautés font basculer le live dans une autre dimension : une expérience collective bâtie à la fois sur la plateforme et dans la vraie vie.
Le business du live : un modèle qui mute
Derrière la magie des shows, des expériences immersives et des communautés engagées, il y a une réalité très concrète : le live est devenu le cœur économique de nombreuses carrières artistiques, et un terrain de jeu stratégique pour les marques. À la table ronde, tous le reconnaissent : le modèle économique du live est en mutation.
Pour Matthias Leullier, le diagnostic est clair : « pour les artistes aujourd’hui, le live est le moteur de leur carrière ». Exemple avec Aya Nakamura, qu’il accompagne depuis plusieurs années : « Les deux événements vraiment historiques qui ont marqué sa carrière récemment, c’est sa performance aux JO et le fait qu’elle ait rempli trois stades instantanément au Stade de France. » Du côté du public, la tendance est aussi nette : « Plus il y a d’écrans, plus on vit dans un monde digital, et plus on a ce besoin de se retrouver, de se fédérer en communauté, de célébrer ces événements. » Les études menées par Live Nation montrent l’appétence des nouvelles générations : « On arrive sur des générations qui n’ont jamais autant dépensé, dans leur panier de loisirs, que les générations précédentes dans les concerts. » Une quête de moments authentiques. Et qui dit moments authentiques dit … marques. « Ces moments authentiques intéressent forcément les marques, puisqu’elles réunissent des communautés ultras engagées qui vivent des expériences exceptionnelles dont elles peuvent revendiquer l’appartenance ou en tout cas accompagner l’artiste. ». Live Nation développe ainsi, sur des festivals comme Main Square ou Lollapalooza, « des partenariats avec une centaine d’annonceurs ». Leullier cite un exemple évocateur : « On a coproduit l’événement Adidas pour le lancement de la Superstar à l’Adidas Arena. Une marque comme Adidas n’avait pas mis autant d’argent depuis dix ans dans un événement conso pour un lancement. Ils ont choisi un événement live. » L’enjeu n’était pas seulement les 8000 personnes présentes dans la salle, mais toute la résonance que cela a eu via les plateformes.

Aya Nakamura performs during the Opening Ceremony of the Olympic Games Paris 2024 on July 26, 2024 in Paris, France. (Photo by Esa Alexander-Pool/Getty Images)
Avec Cercle, Derek Barbolla a inventé un modèle singulier, à mi-chemin entre live et média. Il rappelle d’abord le modèle originel des « Cercle shows » : « Le live qu’on va faire est parfois même sans public sur place : l’artiste joue pour le public en ligne. » Ces shows incitent ensuite le public à revenir dans les salles ou en festivals. Après le Covid, lui aussi a ressenti un basculement : « On sentait un besoin du public de se connecter tous ensemble, de vivre une émotion sur place. » De là naît Cercle Odyssée : « Un projet de concert à 360 degrés » qui inverse la logique initiale : « On produisait des artistes dans un paysage naturel exceptionnel, cette fois-ci on a ramené la nature dans les villes à travers une scénographie monumentale, des écrans de 50 mètres par 50, qui entourent l’artiste et 5 000 personnes. » Le concept est radical : « La particularité c’est qu’on interdit les téléphones. » À rebours d’un monde saturé de contenus, Cercle cherche, à travers cette « no phone policy », la pleine présence : « notre but : être dans le moment présent. Cette règle visiblement plaît bien à notre public. » Sur le plan économique : « La majorité de notre chiffre d’affaires est sur la billetterie et sur le bar. Les vues YouTube ne permettent pas de financer, c’est un moyen de faire venir du public à nos concerts. Une bonne passerelle. »
Pour Fabienne Moszer, l’évolution économique du live passe aussi par la transformation des lieux en médias. « C’est intéressant de voir que les marques sont demandeuses de live. Et donc, les lieux comme les nôtres deviennent un véritable média. » Les Arenas ne sont plus seulement des salles : « On a des marques qui veulent être présentes pour permettre à leurs consommateurs de vivre des expériences chez nous. » Exemple avec Coca-Cola : « Lorsque vous vous baladez dans l’Accor Arena, à un moment, dans la coursive, vous allez voir un énorme frigo. Vous tapez un code et rentrez à travers le frigo et là, vous arrivez dans un speakeasy d’où vous pouvez voir le concert. » Coca fait gagner à ses consommateurs l’accès à cette expérience. Accor, de son côté, active ses programmes de fidélité. Résultat : « On finit par être en concurrence avec des télés pour faire de la pub. » Même logique à l’Adidas Arena : « C’est la première fois qu’Adidas fait un partenariat avec une salle de spectacle. En termes d’investissement, ça leur coûte beaucoup moins cher que de faire de la pub à la télévision, et ils touchent un très grand public. » Les salles deviennent des supports de communication à part entière.
Chez Banijay Live, Tristan Desplechin décrit lui aussi son groupe en plein virage stratégique. Historiquement, Banijay fonctionnait en B2B : « On produit pour des chaînes, pour des plateformes. » Le live change la donne : « On se lance nous aussi. On investit dans des shows. C’est un modèle assez différent. » La matière première : les IP, ces franchises hyper connues comme Black Mirror, Koh-Lanta-Survivor, Fort Boyard, Peaky Blinders… « Notre métier est de raconter des histoires. Maintenant, il faut les raconter en live, en expérience physique. » Pour Black Mirror, Banijay s’apprête ainsi à lancer une expérience immersive combinant pré-show, post-show et réalité virtuelle : « Black Mirror, c’est une dystopie autour de la technologie, donc, ça fait sens d’aller dans cette dimension technologique. » Le casque VR est intégré comme une étape naturelle de l’histoire. À l’inverse, pour Koh-Lanta-Survivor, « on va être plutôt sur une expérience d’action-game, parce qu’on a envie de se défier sur des épreuves, d’être en physique, avec des amis. » Chaque IP appelle un format live différent, et donc un modèle économique adapté.
Pour Gregg Bywalski, toute la « creator economy » repose déjà sur les marques : « Les marques financent l’intégralité des contenus, des projets et des ambitions de nos créateurs. » L’enjeu aujourd’hui : « comment amener ces marques partenaires du digital à faire vivre des expériences à nos communautés dans des événements physiques ? » L’exemple du Popcorn Festival est parlant : Une émission Twitch culte, Popcorn (animée par Domingo), une « idée un peu folle » : monter un festival. Jeu interactif avec la communauté pour choisir la ville : Paris ? Lyon ? Nice ? Lille ? Résultat : « On a fini à Montcuq. Il a fallu monter un festival de trois jours dans un lieu qui n’était pas fait pour. » Le financement a reposé sur les marques et la billetterie. « Il y avait 9 000 places… vendues en 4 minutes. » Bywalski souligne un point clé : « On ne peut pas comparer Domingo à Lady Gaga, mais on peut comparer l’engagement de leurs communautés. » Autre exemple : Kaizen avec Inoxtag. D’abord pensé comme contenu YouTube, le programme donne lieu à une avant-première en salle, puis à une sortie événementielle : « Ça se termine en raz-de-marée : 400 000 entrées quasiment en une soirée, record absolu d’entrées sur une séance événementielle au cinéma, alors que le lendemain à 14h, le film était disponible gratuitement sur YouTube. » Certes ce n’est pas du live… « Mais pour nous, poursuit-il. C’est cette notion de live qui compte : le fait de réunir des fans à un instant T dans un endroit physique. »
Mathias Leullier conclut en élargissant la focale : « Au moment du Covid, 95 % du business a disparu du jour au lendemain. On nous promettait la fin du live. » DVD, métavers, VR, plateformes… « En fait, non seulement, ce fut l’inverse, mais aujourd’hui on est dans une complémentarité. » Grâce aux réseaux sociaux : « La première caisse de résonance, ce sont les plateformes. Quand on fait Adèle à Munich, elle fait une résidence dans une seule ville au monde. Oui, c’est 750 000 billets, mais ça a été vu par des millions, voire des milliards de personnes. » Le live, désormais, se finance par la billetterie, les marques, les contenus, les IP, les communautés. Mais surtout, il se nourrit d’une chose : la volonté des gens de se rassembler, encore et toujours, autour d’un moment qui compte.

Adele performs on stage at Messe München on August 02, 2024 in Munich, Germany. (Photo by Kevin Mazur/Getty Images for AD)
Un public plus engagé que jamais
Malika Seguineau rappelle une évidence souvent oubliée : si le live prospère aujourd’hui, c’est grâce à la puissance de son public. Un public qui ne se contente plus de regarder un spectacle, mais qui fait corps avec lui, s’en empare, le transforme parfois. Une tendance particulièrement marquée chez les 18–34 ans. Et de citer une étude menée par Ekhoscènes dès 2018 : cette génération hyperconnectée décrit le live comme une expérience « unique, collective, surprenante », un lieu où l’on vient chercher l’émotion. Aux États-Unis aussi, deux tiers des Millennials et des Gen Z privilégient désormais l’expérience plutôt que la possession. Dans un monde où tout s’hybride (salle, streaming, chat communautaire), il est légitime de se demander comment continuer à créer ce sentiment d’être ensemble. Un défi que les intervenants vont explorer à partir de leurs expériences respectives.
Pour Derek Barbolla, fondateur de Cercle, le rôle du metteur en scène du live est alors clair : créer les conditions d’une émotion collective qui marquera « toute une vie ». Chez Cercle, cet engagement passe par la proximité physique et la scénographie. « On met une scène centrale. C’est simple : où qu’il se trouve, le public a la même expérience. Et surtout, il peut presque toucher l’artiste ». Le rituel compte aussi : l’entrée des artistes façon boxeurs dans Cercle Odyssée « chauffe la salle et crée une montée d’excitation ». La clé, insiste-t-il, c’est l’intention : « Quand on crée un spectacle avec amour et le sens du détail, le public nous le rend immédiatement. »
La montée en puissance des super fans
Pour Matthias Leullier (Live Nation), l’explosion des super fans change profondément le live. « Des gens sont prêts à voyager pour aller voir un concert ». Du phénomène Taylor Swift, capable d’influencer le PIB d’un pays quand elle s’y déplace, aux foules de la K-pop, ces communautés redessinent les économies du spectacle, du tourisme au merchandising. Ils consomment plus, s’engagent plus, planifient leurs déplacements, portent les codes visuels de leur star. « Ce sont des mécaniques marketing ultras maîtrisées », note Matthias Leullier. Les salles l’observent de près. Fabienne Moszer confirme : « On voit arriver des fans deux ou trois jours avant un concert. On doit organiser la sécurité, les files, l’accueil. » Pour Tristan Desplechin (Banijay Live), on entre dans l’ère du spectateur co-auteur. « Notre métier, c’est de raconter des histoires. Mais désormais, chacun doit avoir l’impression d’écrire la sienne. » Cela passe par l’interactivité, la personnalisation, l’avant et après. Se préparer pour un concert de Beyoncé devient déjà une performance en soi : looks, codes, discussions, hype collective.
L’authenticité, reine du live
Pour Webedia Creators, cette interactivité va encore plus loin. « Les communautés dictent clairement les décisions », affirme Gregg Bywalski. Les créateurs analysent chats, commentaires, sondages en direct, IA appliquée au décryptage d’audiences. Le public influence les formats, les choix narratifs, les projets. « Ils ne seraient rien sans leur communauté. Donc ils y sont hyper attentifs ». Cette ferveur a un revers : la déception amplifiée.
Malika Seguineau le souligne : plus l’engagement est fort, plus la moindre erreur peut générer un backlash immédiat. Gregg Bywalski (Webedia) revient sur le mot-clé qui définit toutes ces expériences live : l’authenticité ». « S'il n'y a pas d'authenticité, le spectacle fait un four ! » Les fans savent immédiatement reconnaître un projet qui trahit l’ADN du créateur ou de la star. « Lorsqu’on arrive à fédérer cette génération, comme la Gen Z qui n’est pas forcément la plus facile à capter et à déplacer, il faut être authentique ». Pour que la communauté continue de faire corps... Au fil de cette table ronde, une évidence : si le live se réinvente sans cesse, il reste avant tout une affaire humaine. Artistes, producteurs, créateurs, lieux et communautés : tous contribuent à fabriquer des instants collectifs, pour ressentir ensemble quelque chose qui n’existe nulle part ailleurs. Le live n’a peut-être jamais été aussi vivant.
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