Une confiture de fraise maison, l’air iodé de la mer ou une chanson appréciée des parents pour les uns. Le parfum d’une aïeule, la bande originale d’un vieux film ou la texture d’une couverture pour les autres. Le générique d’un dessin animé, une collection de bande dessinées, les sons d’un jeu vidéo pour certains… A chacun sa madeleine de Proust, son élément déclencheur d’un souvenir l’enfance. Mais quelle est l’origine de cette expression passée dans le langage courant ? Et quel est son écho dans la culture contemporaine ?

La madeleine avant Proust : une pâtisserie simple mais originale, originaire de lorraine

Avant de devenir un symbole littéraire grâce à l’écrivain Marcel Proust, cette petite pâtisserie originaire de Commercy en lorraine, était déjà incontournable dans le patrimoine gastronomique français. On en doit la création à Madeleine Paulmier, selon la version la plus répandue. Celle-ci était une servante travaillant dans les cuisines de Stanislas Leszczynski, ancien roi de Pologne, duc de Lorraine et de Bar et beau-père de Louis XV, qui avait comme résidence secondaire le Château de Commercy, dans la bourgade du même nom. Pour satisfaire leur maître et ses convives, les cuisiniers rivalisent d’imagination. Un jour que le roi recevait des invités de marque, faute de dessert prévu, la jeune Madeleine Paulmier improvise avec les ingrédients simples à sa disposition : des œufs, du sucre, du beurre, de la farine, un zeste de citron. Le roi Stanislas apprécie tant ce petit gâteau qu’il en fait envoyer à la reine sa fille, épouse de Louis XV, qui aurait décidé de rendre hommage à la servante en nommant cette création originale la « Madeleine de Commercy ». La pâtisserie conquiert ensuite les salons parisiens et finit par s’imposer comme un incontournable du patrimoine culinaire français.

Commercy, France.

L’origine littéraire : la madeleine de Proust comme souvenir d’enfance

L’ouvrage A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, écrivain né en 1871 et mort en 1922, est considéré comme l’un des plus grands écrits du 20ème siècle et a valu à son auteur une grande renommée nationale et internationale. Dans cette œuvre monumentale en sept volumes qui a pour sujet la mémoire et le temps, le narrateur raconte sa vie, de l’enfance à l’âge mûr, à travers ses relations sociales dans l’aristocratie et la bourgeoisie parisienne, ses amours et ses désillusions. L’auteur s’attache à y raconter des expériences qui se veulent universelles, les émotions et la psychologie des personnages y sont profondément décrits et analysés.

Le premier volume, sorti en 1913, s’intitule Du côté de chez Swann. Au début du roman, le narrateur, adulte à Paris, rentre chez lui las et déprimé un jour d’hiver, et accepte machinalement du thé et des madeleines. Dès la première bouchée, une vague d’émotion l’envahit : le souvenir d’enfance longtemps enfoui est resté intact, il se remémore avec précision et une grande poésie les dimanches matin où sa tante lui offrait la fameuse pâtisserie après l’avoir trempée dans son infusion. Ce passage, qui érige la madeleine en véritable objet de mémoire involontaire, illustre la puissance des sensations et des souvenirs dans la construction de l’identité et de la mémoire individuelle. Il est resté si célèbre que depuis, on utilise l’expression la « madeleine de Proust » pour signifier un objet, un son, un aliment ou un geste, toute chose qui rappelle sensoriellement un instant passé et permet d’une certaine manière, de rattraper le temps perdu… l’iconique madeleine passe à la postérité et peut aussi signifier un souvenir collectif, un patrimoine partagé.

La maison de la tante de Marcel Proust, Léonie, à Illiers-Combray, France. (Photo by Bernard Annebicque/Sygma/Sygma via Getty Images)

L’écho contemporain de la madeleine de Proust

Dans la culture contemporaine, la madeleine de Proust continue d’inspirer dans de nombreux domaines. De grands noms de la pâtisserie, et figures majeures de la gastronomie contemporaine française et internationale, comme les chefs Pierre Hermé ou Philippe Conticini, ont revisité la recette traditionnelle, jouant sur les saveurs et les textures pour en proposer des versions inédites et raffinées.

Au cinéma, la madeleine et la mémoire proustienne ont pu servir de source d’inspiration pour des réalisateurs. Dans « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain » (2001) de Jean-Pierre Jeunet, le réalisateur met en place une esthétique du souvenir. La palette chromatique (verts, rouges, sépia), peut évoquer de vielles photos d’enfance, de même que le grain de l’image et le mixage sonore qui créent une ambiance teintée de nostalgie. Comme si le monde d’Amélie (Audrey Tautou), jeune serveuse dans un bar de Montmartre qui observe les gens et laisse libre court à son imagination, baignait dans le souvenir. Également, la voix-off du narrateur omniscient (André Dussolier), plonge le spectateur dans une temporalité double : l’instant vécu et le souvenir, comme pour mieux les rassembler. Ou encore dans le film « La délicatesse » (2011) de David et Stéphane Foenkinos. La madeleine y fait une apparition symbolique, elle joue un rôle de pivot émotionnel et narratif. Dans une scène entre Nathalie Kerr (Audrey Tautou) et Markus (François Damien), ce dernier lui offre des madeleines, un geste chargé d’intention émotionnelle dans une mise en scène qui renforce cette symbolique : une lumière tiède, dorée, un ton retenu, silencieux, une caméra qui film le geste plus que la parole. Ici, il s’agit moins d’un réveil du souvenir, que d’une volonté de réanimer le présent, en faisant un pont entre deux états émotionnels, mais l’écho à Proust est direct.

La madeleine de Commercy, portée par la plume de Proust, s’est muée en symbole universel de la réminiscence. De la cuisine royale lorraine à un chef-d’œuvre de la littérature française, elle incarne ces sensations a priori anodines mais suffisamment puissantes pour raviver les souvenirs enfouis, et relier intimement le passé et le présent, de manière personnelle ou collective. Une humble pâtisserie pour les gourmets comme pour les amateurs de littérature, qui confirme son statut d’icône du patrimoine culturel français.