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« Worth a inventé la haute couture, en instituant la figure du grand couturier telle qu’on la connaît aujourd’hui »

Dans cette magistrale exposition du Petit-Palais, le public découvre bien plus que la saga de la maison Worth. C’est toute une conception de la mode qui se déploie à travers la sélection flamboyante de près de 80 robes. « Worth. Inventer la haute couture » explore ainsi l’approche visionnaire d’un pionnier et de ses héritiers. Des premiers modèles jusqu’à leur ultime coup d’éclat, l’entrée dans l’univers du parfum.

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11 min

©MuseePP-ParisMusees-GautierDeblonde

Aussi fragiles qu'un chef d'œuvre, chacune des robes aura demandé jusqu'à trois jours de mannequinage pour arriver à une telle perfection

©MuseePP-ParisMusees-GautierDeblonde

 

C’est l’exposition à ne pas manquer avant la rentrée. « Worth. Inventer la haute couture » redonne vie à l’histoire fascinante de cette maison de couture restée aux mains de la même famille pendant près d’un siècle. À sa tête, Charles Frederic Worth, le patriarche visionnaire, et ses descendants, ont posé les fondations de la haute couture telle qu’on la connait aujourd’hui. À travers un parcours chronologique, du Second Empire aux Années folles, l’exposition retrace cette saga familiale dans une France en pleine mutation. Plus de 400 pièces – robes somptueuses, accessoires, objets d’art, peintures, dessins – composent une scénographie riche et éclatante. Cette rétrospective, fruit d’une collaboration avec le Palais Galliera, a été rendue possible grâce aux prêts exceptionnels de ses collections, sous la houlette de sa conservatrice générale Sophie Grossiord associée à Marine Kisiel, co-commissaire. Une occasion unique de redécouvrir la maison Worth, injustement oubliée, mais dont l’influence résonne encore dans la mode contemporaine. Visite éclairée par le regard de Raphaële Martin-Pigalle, conservatrice en chef au Petit Palais et également co-commissaire.

Jusqu’au 7 septembre, www.petitpalais.paris.fr

 

Worth, père de la haute couture

Émile Friant, Portrait de Charles Frederick Worth, 1893

Portrait de Charles Frederick Worth d'Émile Friant daté de 1893

« Le jeune anglais Charles Frederick Worth arrive à Paris en 1846. D’abord destiné à une carrière dans l’imprimerie, qui ne l’enthousiasme guère, il change de voie en s’installant à Paris, déjà capitale de la mode féminine. Il entre alors comme commis chez Gagelin, « magasin de nouveautés » qui propose tout ce qui permet de compléter une tenue (vestes, galons, passementerie). Il y rencontrera sa future épouse, Marie Vernet, qui y est vendeuse et deviendra sa muse et sa première ambassadrice. Très vite, Worth se distingue par son inventivité et son ambition. Se sentant vite à l’étroit dans ce cadre trop traditionnel, il fonde quelques années plus tard sa propre maison avec le Suédois Otto Bobergh. Une de ses idées révolutionnaires résume bien sa vision : il propose d’inverser la logique du commerce en vigueur. « Pourquoi, au lieu de vendre du tissu pour faire des robes, ne proposerait-on pas des robes pour vendre du tissu ? » Rupture radicale dans la manière de penser la mode. C’est la grande révolution de Worth : il achète lui-même les tissus, crée et confectionne les robes, puis les propose directement à ses clientes. Cette inversion de perspective est un tournant : désormais, les femmes délaissent leurs couturières, et les modèles imaginés par le couturier s’imposent. Il est ainsi dit que Charles Frederick Worth a inventé la haute couture, en instituant aussi la figure du grand couturier telle qu’on la connaît aujourd’hui. Il érige sa personnalité en marque, signe ses créations comme un artiste, geste inédit à l'époque, et impose sa propre esthétique à travers la photographie de ses modèles. À la fin du XIXᵉ siècle, la maison innove en inventant les défilés sur modèles vivants. Elle imagine également le concept de saisonnalité avec des collections printemps, été, automne et hiver, afin de répondre à la nécessité de dater et de protéger les modèles face à la multiplication des contrefaçons. Pour préserver la paternité de ses créations, comme bon nombre de maisons de couture, il développe enfin le dépôt de modèles, comparable à un dépôt de brevet. »

 

Nouvelle époque, nouvelle silhouette

Worth, Robe à transformation corsage du jour

Modèle de robe à tournure que Worth interprète avec brio

« Le Second Empire s’effondre en 1870, emporté par la guerre franco-prussienne et la Commune. Saisissant le changement d’époque, Otto Bobergh retourne en Suède, et la maison Worth devient alors celle de Charles Frederick. Malgré la chute de la cour impériale dont il était le fournisseur officiel, Worth parvient à maintenir sa position et s’ouvre à une nouvelle clientèle, notamment celle, florissante, des riches Américaines. Sa parfaite maîtrise de l’anglais lui permet de conquérir cette nouvelle élite. Worth va aussi s’appuyer sur les liens solides qu’il avait déjà tissés avec d’autres cours européennes : il signe par exemple la robe de couronnement en reine de Hongrie, en 1867, de Sissi l’Impératrice. Au-delà des bouleversements politiques, le succès de la maison demeure incontesté. Si le Second Empire est le règne de la crinoline, la silhouette féminine évolue radicalement. On voit apparaître la robe à tournure, qui relègue le volume à l’arrière de la tenue. Cette transformation s’accompagne d’un style surnommé « tapissier », en référence aux tissus d’ameublement utilisés : velours, brocards, franges, galons et passementerie. La fantaisie s’exprime dans la profusion de détails. Robe, rideaux, canapés… tout semble se répondre dans un même univers décoratif foisonnant, où la toilette devient une œuvre d’art totale. »

 

Le mythe Worth au fil des générations

L'exceptionnelle « robe aux lys » portée par la comtesse Greffulhe

 

« Charles Frederick meurt en 1895, mais la transition se fait sans rupture : ses fils travaillent déjà pour la maison. C’est là que le mythe s’installe, donnant l’impression d’une personnalité ayant traversé cent cinquante ans, alors qu’en réalité, plusieurs générations reprendront son œuvre et perpétueront l’esprit de la maison. L’une des vitrines illustrant ce virage met à l’honneur la comtesse Greffulhe, figure de la fin du XIXᵉ siècle, dont plusieurs modèles de robes sont conservés au Palais Galliera. Mécène, artiste, philanthrope, elle était, selon Proust, « la plus belle femme de Paris » et lui inspira le personnage de la duchesse de Guermantes. Icône de son temps, elle se faisait habiller par Worth, qui réalisa notamment pour elle la célèbre robe du soir dite « aux lys » (circa 1896). Avec ses grands lys blancs contrastant avec le velours noir, cette robe, source d’innombrables poèmes et digressions littéraires, a fait l’objet d’une minutieuse restauration documentée dans un court film du journaliste Loïc Prigent (à retrouver en ligne). Ce travail colossal dans l’ombre méritait d’être mis en lumière : il faut en effet un à trois jours de mannequinage par robe, et l’exposition en présente près de 80 ! De quoi imaginer le temps nécessaire pour son montage ! Avant sa restauration, la robe « aux lys » a été radiographiée pour révéler sa construction interne, offrant des informations précieuses pour préserver son authenticité. Malgré le soin apporté, elle demeure si fragile qu’elle ne pourra plus être exposée que présentée à plat. »

 

Un atelier d’avant-garde

La fameuse "tea-gown", parfaite illustration d'une mode qui apprend à se décliner en plusieurs couleurs

 

« La maison Worth se distingue par une organisation exemplaire : plusieurs ateliers, regroupant des expertises variées, travaillent en parallèle sur une même robe. Ce système, extrêmement bien pensé, permet de produire des pièces uniques, proposées ensuite aux clientes, parfois déclinées en différentes couleurs. C’est notamment le cas de cette élégante robe « tea-gown » de la comtesse Greffulhe, réalisée dans un somptueux tissu moiré vert et marine. La « tea-gown » était une robe destinée à recevoir chez soi autour de cinq heures, avec une coupe novatrice pour l’époque, la ligne princesse, sans couture à la taille. Le motif de cette robe existait aussi en jaune et en vert, présenté ici dans un tissu de Tassinari et Chatel. Cette capacité à décliner un même modèle en plusieurs couleurs reflète un système de production remarquablement efficace, où chaque atelier exécute une tâche précise et ordonnée. Cette organisation permettait de répondre à des commandes urgentes, comme en témoignent plusieurs récits de clientes arrivant à l’atelier sans rien à se mettre pour un bal le soir même. Selon les mémoires de Jean-Philippe Worth, certes enjolivées au bénéfice de la légende familiale, la maison n’aurait jamais refusé de commande, capable de réaliser ou expédier une robe en un temps record. C’est en partie ce fonctionnement d’ateliers spécialisés qui fit le succès de Worth et posa les bases de la haute couture. »

 

La mode au cœur de la création

Antonio de La Gandara, Portrait d'Ida Rubinstein

La célèbre danseuse Ida Rubinstein sublimée dans une robe Worth

 

« Le début du XXᵉ siècle marque un renouveau pour la maison grâce à l’introduction de nouveaux matériaux, comme la maille et le jersey. Ces innovations témoignent de la capacité de la maison à évoluer avec son temps, à s’adapter aux matières modernes, aux goûts changeants, aux nouvelles silhouettes. Ce portrait datant de 1913 représente Ida Rubinstein, célèbre danseuse arrivée à Paris en 1909. Cette peinture, signée Antonio de La Gandara, illustre bien le rôle de cet artiste, qui accompagnait souvent ses clientes chez les couturiers pour choisir avec elles la tenue la plus flatteuse. Son modèle porte ici une robe exceptionnelle créée pour la répétition générale de « Chèvrefeuille » de Gabriele D’Annunzio. Cette image révèle toute l’interaction entre littérature, ballet, opéra, peinture et couture, illustrant l’effervescence intellectuelle des années 1910. Pour l’anecdote, Ida Rubinstein était réputée pour son exigence : on raconte qu’elle demandait aux couturiers de détruire les métrages de tissu restants pour s’assurer de ne jamais croiser une autre femme portant la même robe qu’elle lors d’une soirée. »

 

Les « collabs » de l’art

Jean Dunand Paravent à décors de poissons

Un paravent en laque de Jean Dunand, proche de Jean-Charles Worth, dont l'esprit créatif infusera dans les collections de la maison

 

« Les années 20 marquent l'épanouissement de l’Art déco et la maison Worth s'inscrit pleinement dans cette modernité. Elle est désormais dirigée par la troisième génération Worth, en particulier Jean-Charles, qui lui donne une nouvelle impulsion - en 1928, il sera le premier couturier français à faire la couverture du Time Magazine – et multiplie les collaborations artistiques, comme en témoigne celle initiée avec Jean Dunand. Artiste prolixe, Dunand est alors surtout connu pour ses panneaux décoratifs de laque. Représentatif des réalisations des années 1920-1930, et inspiré de l'Extrême-Orient, le dinandier imagine un motif de poissons qui se décline bientôt tant au sein des arts décoratifs que dans les modèles de Worth pour la princesse Murat, et jusqu'aux accessoires. Au cœur des Années folles, Jean-Charles Worth perpétue les grandes heures de la maison et, comme ses aïeux, demeure infiniment proche de nombreux créateurs contemporains, favorisant toujours l'interaction entre mode et arts et parvenant sans cesse à renouveler l'image de la griffe. »

 

De l’atelier au flacon

Worth Sans Adieu

Et la maison de couture devint maison de parfum...

 

« Enfin, comme toute grande maison de couture, Worth se lance dans l’aventure des parfums, suivant la voie tracée par Paul Poiret en 1911, puis par Gabrielle Chanel en 1921. L’histoire commence grâce à la rencontre de trois hommes : Maurice Blanchet, parfumeur et inventeur de la Cité des parfums ; René Lalique, maître verrier ; et la maison Worth, sous l’impulsion initiale de Jean-Philippe Worth. Le projet aboutira surtout sous la troisième génération, avec Jean-Charles Worth. Le premier parfum de la maison, « Dans la nuit », voit le jour en 1924, suivi par une série de créations olfactives, dont le plus grand succès reste « Je reviens », lancé entre 1929 et 1932 et décliné sous plusieurs formes. Cette fragrance iconique a pu être restituée grâce à l’Osmothèque, le Conservatoire international des Parfums de Versailles, qui en a préservé la formule. Les noms des parfums témoignent d’une créativité et d’une modernité remarquables : « Sans adieu », « Renaissance », « Imprudence », « Requête », « Sans toi »… »

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