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Les inspirations de la musicienne Charlotte Reinhardt : De Muriel Nisse à la Cantabrie

À l’affiche du prochain Festival de Jazz de Saint-Germain-des-Prés, la très inspirante Charlotte Reinhardt, pianiste compositrice, nous partage ses coups de cœur du moment.

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FT Charlotte Reinhardt

Pianiste, chanteuse, compositrice et productrice, Charlotte Reinhardt incarne une liberté musicale forgée à la croisée des mondes. Petite-nièce du légendaire Django Reinhardt, elle partage aujourd’hui son temps entre la France et les hauteurs sauvages de la Cantabrie, en Espagne. Fille d’une mère gitane et d’un père anglais, elle entre dès l’âge de 13 ans au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, où elle se forme au piano classique et à la musique de chambre. Très tôt, elle trace un parcours singulier, entre exigence académique et soif d’exploration. Charlotte Reinhardt navigue avec aisance entre opéra, pop, théâtre, jazz et musique classique, tissant une écriture personnelle et sensible qui échappe aux étiquettes. Elle signe également des musiques de film. Son album « Colors » (2022), suite d’improvisations au piano, s’écoute comme un carnet de voyages intérieurs. En 2023, « Fables » naît au cœur des montagnes espagnoles : une œuvre à la fois dépouillée et vibrante, où se mêlent l’exigence du classique et la fraîcheur des textures contemporaines. Charlotte Reinhardt y poursuit, avec grâce, sa quête d’une musique pure, libre et habitée. En prélude à son prochain concert parisien, qui viendra clore (le 19 mai) le Festival de Jazz à Saint-Germain-des-Prés, la musicienne partage avec nous ses coups de cœur du moment.

1/ Muriel Nisse et les masques

À l’Opéra, où je travaillais récemment, j’ai rencontré Muriel Nisse, créatrice de masques. Son travail m’a profondément marquée : ses masques sont de véritables œuvres d’art, à la croisée de la mode, de l’artisanat, de la broderie et du travail du cheveu. Elle est également perruquière et maquilleuse à l’Opéra de Paris, et a exposé au Musée des Arts Décoratifs dans l’exposition « Des cheveux et des poils ». À travers ses créations, on sent l’influence de la mythologie, du tribal, de l’ethnique. Son travail m’a touchée, car, pour moi, avant même de monter sur scène, on se met tous un masque. Le masque parle d’identification, il transporte l’invisible, il donne une voix aux choses inexprimées. C’est un fil conducteur très fort pour moi. Depuis l’enfance, la composition a été mon refuge. J’ai écrit mes premières pièces dès l’âge de neuf ans, je voulais faire de la musique de film. Mon parcours m’a ensuite amenée vers des bases plus classiques, avec ma mère, professeure de piano, et un cursus conservatoire. Plus tard, mon beau-père, guitariste de jazz, m’a ouvert à d’autres univers. Puis j’ai peu à peu intégré ma voix en écrivant des chansons. Jusqu’au jour où Antoine Bataille, artiste magnifique, a entendu mes compositions instrumentales et m’a dit : “Là, je t’entends. C’est toi.” Un véritable déclic. J’ai laissé tomber ce masque pour réveiller ma véritable voix, celle du piano. J’assume pleinement cette notion de masque, que je trouve très belle. Elle révèle aussi la vulnérabilité. Léonard Cohen avait dit « Il y a une fissure en toute chose, c’est ainsi qu’entre la lumière », c’est très vrai.

2/ Antoine Bataille

Antoine Bataille est un artiste, compositeur, auteur et interprète avec qui je travaille étroitement. Il a réalisé tous mes clips. Entre nous, il y a une sensibilité extrêmement commune, une compréhension presque instinctive. Antoine est un oiseau rare, difficile à décrire tant il ne ressemble à personne dans le paysage musical actuel. C’est lui qui m’a véritablement poussée à trouver mon chemin artistique, en m’accompagnant sur mon dernier album, « Fables », après « Colors ». Il m’a dit : « Quand j’entends ta musique, je vois qui tu es. » Ce fut un déclic immense pour moi. Sa musique est profondément poétique, une chanson rock littéraire portée par des textes ciselés, sensibles et exigeants. On pourrait, à certains égards, le comparer à Gérard Manset, même s’il a sa singularité absolue. Il fuit les médias, les paillettes, et propose des sentiers trop peu explorés dans le paysage musical contemporain. Sur scène, Antoine Bataille est impressionnant. Il enlève tous les masques : le don de soi est total. C’est un espace de création vivant et immédiat. Il possède une voix magnifique, ample et vibrante. Son dernier album, « Forêt », mêle électro, pop et poésie avec un lyrisme très personnel. Il a déjà publié une quinzaine d’albums, et prépare un nouvel opus intitulé « Sable », autour du thème du temps et du sablier. Antoine collabore aussi avec des metteurs en scène et explore d’autres médiums artistiques. C’est un vrai créateur, dans un monde qui lui appartient en propre.

3/ Le pianiste Daniil Trifonov

Daniil Trifonov est un pianiste russe extraordinaire. La première fois que j’ai entendu parler de lui, j’ai appris qu’il travaillait dans une piscine pour éprouver le poids du corps. Cette image m’a fascinée. Depuis, Daniil Trifonov a remporté des prix prestigieux, dont le Concours Tchaïkovski et le troisième Concours Chopin à l’occasion duquel Martha Argerich a déclaré « je n’ai jamais entendu ça ». Quand je l’ai enfin écouté en concert, ce fut un choc. Le temps semblait suspendu. Dans la salle, on arrêtait presque de respirer. Son toucher est exceptionnel. Parfois, on ne reconnaît même plus le son du piano : du cristal, d’une pureté bouleversante. Il allie une puissance et une poésie rares. J’ai fait le trajet jusqu’à Londres pour l’écouter jouer le « Concerto en sol » de Ravel qui est mon œuvre préférée. Et il a réussi à le réinventer ! Il faisait entendre des nuances que je n’avais jamais perçues, pourtant, je connais cette partition par cœur. Ce que j’aime particulièrement chez lui, c’est sa philosophie de la musique : il parle de la vague, expliquant qu’il ne faut pas créer la vague, mais surfer dessus. Il se met au service de l’œuvre, du compositeur, sans chercher à s’imposer. Une approche aussi humble qu’impressionnante. Je vais bientôt le revoir en concert : il joue à la Philharmonie de Paris le 28 mai prochain. Chacune de ses apparitions est un moment hors du temps. On peut se demander comment il préserve cette intensité, tant les tournées peuvent parfois user les jeunes prodiges. Mais Daniil travaille énormément, et pour l’instant, il conserve ce lien quasi mystique à la musique.

FT Daniil Trifonov

The Russian pianist Daniil Trifonov performing solo recital at Carnegie Hall on Saturday night, October 28, 2017. He performed the music of Mompou, Schumann, Grieg, Barber, Tchaikovsky, Rachmaninoff and Chopin. (Photo by Hiroyuki Ito/Getty Images)

4/ La Cantabrie et l’homme qui plantait des arbres

Je suis à moitié espagnole, et une grande partie de mon cœur est en Cantabrie, dans le nord de l’Espagne. La côte Atlantique y est plus sauvage que le Sud ou l’Est du pays. Elle ressemble un peu à la Bretagne, avec ses montagnes, ses rivières gelées et ses vallées reculées, peuplées de loups et d’ours. Là-bas, dans un petit village enfermé dans une vallée, le temps semble s’étirer. À midi, tout le monde se retrouve sur la place pour un café ou un vermouth. C’est un univers très fort, très sauvage, où la connexion à la nature est immédiate. C’est là que j’ai commencé à composer mon album « Fable ». Ce lieu est pour moi une source d’inspiration essentielle, un moment de contemplation, de pause, où l’on écoute le silence et où les histoires nourrissent l’imaginaire. La vallée de Campo, où je séjourne, est si isolée que la route s’arrête en haut des montagnes, face aux pics d’Europe. À côté, la vallée de Saja est encore plus sauvage. C’est un endroit incroyablement préservé, habité par des contes vivants : on croise des ours, on entend mille récits de rencontres et de légendes. Parmi ces histoires, il y a celle d’Ángel, un vieil homme de 75 ans. Je lui ai même consacré un titre, « Le Labyrinthe d’Ángel ». Pendant le confinement, il a planté 13 000 arbres pour construire le plus grand labyrinthe d’Europe, perché dans la montagne. Malgré la maladie des premiers plants, il a replanté, persévéré, et inauguré son labyrinthe l’été dernier. C’est un poète de la montagne : il construit cabanes, pierres, petites cafétérias, et rêve maintenant d’installer une tyrolienne pour survoler son labyrinthe. Il est un symbole vivant de la création obstinée et libre, au cœur de cette nature brute qui me nourrit tant. Je retourne en Cantabrie plusieurs fois par an, souvent deux à trois fois. L’été, j’y reste près de deux mois, entre mer et montagne. Santander est la grande ville toute proche, splendide, et à une heure de route seulement des sommets. C’est la terre de ma famille maternelle. Ma mère y passait son enfance, moitié en France, moitié en Espagne. Petite, elle était fragile, et ses grands-parents l’envoyaient respirer l’air des montagnes pour se soigner. Quant à moi, je suis née en France, à Cognac. Mon père est anglais, ma mère, moitié espagnole, moitié allemande, avec aussi des racines hongroises. Ma grand-mère maternelle était tzigane. Cette mosaïque m’a façonnée : française par naissance, mais l’Espagne, elle, reste ma deuxième maison.

5/ Le BDéiste Marc-Antoine Mathieu

J’ai découvert récemment Marc-Antoine Mathieu, un auteur de bande dessinée, et ce fut un véritable coup de foudre. Je n’ai pas particulièrement de culture BD, mais son travail m’a littéralement fascinée. Son esthétique, en noir et blanc, m’a immédiatement séduite. Il propose une bande dessinée métaphysique, philosophique, à travers une série intitulée « Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves ». C’est une rencontre entre l’art graphique et la philosophie. Chaque ouvrage est une expérimentation : couvertures inversées, perspectives déformées, récits en miroir, pages déchirées qui interagissent avec l’histoire… Il chamboule tous les codes traditionnels de la narration. Lire ses albums est une expérience unique. Julius Corentin devient un héros kafkaïen, et d’ailleurs, son nom est un anagramme de Franz Kafka, ce qui résume bien l’esprit de son univers : on navigue entre rêve, absurde et profondeur métaphysique. En ce moment, je découvre ses derniers livres, « Deep Me » et « Deep It », que l’on vient de m’offrir. C’est complètement noir, à la fois visuellement et dans le propos. Certaines pages sont quasiment vides, laissant place à un texte épuré, presque invisible. C’est totalement philosophique, vertigineux. J’avais déjà un grand respect pour le travail de Catherine Meurisse, mais Marc-Antoine Mathieu m’a ouvert une autre dimension de la bande dessinée.

FT Antoine Mathieu

French comic book illustrator Marc Antoine Mathieu at the Comic Book Festival of Caderousse. | Location: Caderousse, France. (Photo by David Lefranc/Kipa/Sygma via Getty Images)

6/ Mon chat

En fait, c’est une petite chatte de cinq ans qui s’appelle Carlottine. C’est proche de Charlotte, ce qui me plaît bien. Elle est arrivée juste avant le confinement, quasiment née sur mes genoux pendant que je jouais du piano. Depuis, c’est comme si on ne s’était plus quittées. Elle est de plus en plus mimétique, en fusion. Il y a quelque chose d’étonnant, une présence constante, vibrante. Quand je joue, elle vient, elle grimpe sur le piano. Elle ressent. C’est palpable. Il y a cette vidéo sur Instagram, où elle vient se frotter contre moi pendant que je joue. Je n’avais pas anticipé l’effet que ça aurait, mais il y avait quelque chose de très pur, très vrai. C’est un mystère, en fait. Elle est là, souvent. Et je la regarde. Parfois, je me demande : est-ce qu’il y a tout ? Est-ce qu’il n’y a rien ? Et je crois qu’il y a tout. Une forme de méditation permanente. Une écoute. Une fusion qui s’approfondit chaque jour. On passe notre vie ensemble, elle sur le piano, moi devant. On communique sans parler. Par le regard, par le toucher. Par la musique aussi, peut-être surtout. C’est fascinant, cette intensité invisible. Avant elle, j’ai eu un autre chat. Je l’avais trouvé à Istanbul, minuscule, deux semaines à peine, abandonné sous une bâche. Je l’ai ramené avec moi, clandestinement. Il était mal en point. Mais je l’ai soigné, et il a vécu seize ans à Paris. Il s’appelait Mermet.

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